C'est quoi une drogue ?

La plus ancienne boisson alcoolisée qu’on connaît est un  mélange de fruits sauvages, retrouvé en Chine dans la  vallée du Fleuve Jaune il y a environ 9000 ans. On en a retrouvé des traces dans des poteries et nous avons de bonnes raisons de croire que c’était produit avec du raisin sauvage, des fruits d’aubépine, du riz et du miel.

Mais l’alcool n’est pas la seule substance ancienne qui existe quand on parle de drogues. Certaines recherches nous permettent El-Seedi, H. R., De Smet, P. A., Beck, O., Possnert, G., & Bruhn, J. G. (2005). Prehistoric peyote use: alkaloid analysis and radiocarbon dating of archaeological specimens of Lophophora from Texas. Journal of ethnopharmacology, 101(1-3), 238-242. https://doi.org/10.1016/j.jep.2005.04.022 de penser que nos ancêtres ont, dans leur quête de nourriture, trouvé de nombreux végétaux et champignons comestibles aux effets psychoactifs.

Neolithic beers in China (7000-3000 BC) - beer-studies.com
Nos ancêtres avaient a priori l’habitude de croiser dans leur environnement diverses plantes et champignons aux effets hallucinogènes, stimulants, calmants. On peut nommer, entre autres : bétel ; peyotl ; cannabis ; coca ; pavot à opium… Toutes consommées depuis au moins des milliers d’années Samorini, G. (2019). The oldest archeological data evidencing the relationship of Homo sapiens with psychoactive plants: A worldwide overview. Journal of Psychedelic Studies, 3(2), 63-80. https://doi.org/10.1556/2054.2019.008 .

Certains chercheurs parlent de « co-évolution » Rodríguez Arce, J. M., & Winkelman, M. J. (2021). Psychedelics, sociality, and human evolution. Frontiers in Psychology, 12, 729425. https://doi.org/10.3389/fpsyg.2021.729425 vieille de millions d’années entre humains et végétaux Sullivan, R. J., & Hagen, E. H. (2002). Psychotropic substance‐seeking: evolutionary pathology or adaptation?. Addiction, 97(4), 389-400. https://doi.org/10.1046/j.1360-0443.2002.00024.x aux effets psychoactifs. Ils s’appuient sur les adaptations biologiques chez les mammifères – pour métaboliser toutes ces substances et en retirer des effets – et chez les végétaux, qui ont développé la capacité d’imiter nos neurotransmetteurs (dopamine, adrénaline, sérotonine…). Des études ethnographiques du 20 et 21ème siècles Dorsen, C., Palamar, J., & Shedlin, M. G. (2019). Ceremonial ‘Plant Medicine’use and its relationship to recreational drug use: an exploratory study. Addiction research & theory, 27(2), 68-75. doi: 10.1080/16066359.2018.1455187 montrent que toutes ces substances étaient et sont encore complètement intégrées dans de nombreuses pratiques sociales, religieuses et médicales des sociétés étudiées. Et ce depuis très longtemps.

Il est curieux de constater que, dans le langage courant, on parle parfois de drogue, parfois de médicament, et souvent pour un même produit, comme la kétamine, la morphine ou bien encore le cannabis. Le terme « drogue » fait plutôt référence à quelque chose de négatif, qu’il faudrait absolument éviter et même éliminer (la fameuse guerre contre la drogue), tandis qu’un médicament est quelque chose qui profite d’une aura plus positive, conseillé par des médecins, qui permet de « soigner » et de « traiter ».

Nous avons là une opposition assez franche entre drogue et médicament, malgré le fait qu’un certain nombre de produits psychoactif soit identifié tantôt du côté des drogues, tantôt du côté des médicaments.

Du coup, il paraît légitime de se demander de quoi on parle vraiment dès qu’on parle de drogue.

Comment définir ce mot ?

Il est important de réfléchir à la notion même de drogue pour savoir de quoi on parle. La mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (ou MILDECA) nous dit ceci :

« On appelle « drogue » toute substance psychotrope ou psychoactive qui perturbe le fonctionnement du système nerveux central (sensations, perceptions, humeurs, sentiments, motricité) ou qui modifie les états de conscience.

Une drogue est un produit susceptible d’entraîner une dépendance physique et/ou psychique. Les dangers ou risques d’une substance dépendent de nombreux facteurs : l’âge et le sexe du consommateur, le mode de consommation, la fréquence à laquelle il consomme, etc. »

Malgré le sceau officiel de l’état sur cette définition, je n’en suis pas satisfait. D’abord la notion de “perturbation”, qui laisse entendre que toute consommation vient empêcher le bon fonctionnement de notre cognition. Or il se trouve que bon nombre de médicaments qui s’avèrent être des drogues (méthylphénidate ou sels d’amphétamines pour le TDAH, opioïdes pour les douleurs, benzodiazépines pour l’anxiété chronique…) existent justement pour “recalibrer” la psyché d’une personne et lui permettre de fonctionner “normalement.” Tout du moins, elles permettent d’apaiser les souffrances et permettent d’exister socialement dans de meilleures conditions. 

On pourrait me rétorquer que “oui mais dans ce cadre ce sont des médicaments et surtout pas des drogues !”. Sauf qu’on sort alors complètement d’une définition de l’objet, et qu’on est dans une définition de l’usage. C’est tout  à fait absurde, surtout quand la définition s’appuie uniquement sur de possibles effets négatifs, et qu’elle omet complètement tous les bienfaits tout aussi possibles.

De plus, la deuxième partie de leur définition appuie mes dires puisque tous les produits que j’ai listés ont leur lot de potentiel addictif et de dommages liés à la consommation. Les médicaments aux propriétés psychoactives ne sont donc pas, au regard de la définition de la MILDECA, autre chose que des drogues. Et, à en croire l’académie nationale de médecine, qui soit dit en passant ne prend en compte que les effets négatifs possibles dans sa définition, il serait impensable d’appeler une drogue un médicament.

Ensuite, définir une drogue sur son potentiel de dépendance est difficile à tenir jusqu’au bout du raisonnement, puisqu’il nous faudrait considérer bon nombre de produits alimentaires comme le sucre, le sel, les sauces… et aussi déconsidérer certaines drogues virtuellement sans risque d’addiction comme beaucoup de psychédéliques et de dissociatifs créant des tolérances immédiates et durant un certain temps. On peut aussi arguer que notre alimentation du quotidien a un impact considérable sur notre capacité de raisonner et de ressentir certains états, et que la frontière avec les substances psychoactives est très fine par moment.

Bref, cette définition de la MILDECA semble très fragile et nous laisse sur notre faim en plus de se concentrer uniquement sur des aspects négatifs, laissant transparaitre le parti pris évident du gouvernement et des autorités médicales. Je ne commenterai pas la suite de leurs explications sur la page internet que j’ai mise en lien. Par exemple, ils classent les drogues par leurs effets et dans ces effets nous pouvons retrouver “naturel” et “synthétique”.

Personnellement, je préfère toujours les définitions données par des experts des questions étudiées. Je vais donc plutôt m’appuyer sur la définition de David Nutt qu’il donne dans son ouvrage Drugs. A priori, qui de mieux qu’un neuropsychopharmacologue pour parler de ce qui agit sur notre cerveau et notre psychologie et qui s’avère être une drogue ou un médicament ?

"… une drogue est une substance qui vient de l’extérieur du corps, traverse la barrière hémato-encéphalique, et a un effet similaire à nos neurotransmetteurs naturels."

N’oublions pas qu’en anglais “drug” signifie à la fois drogue et médicament. Les anglophones ne font pas la distinction, ce qui est à mon sens bien plus logique puisqu’une drogue peut être ponctuellement un médicament, et un médicament peut être ponctuellement une drogue. C’est donc l’usage qui finira par définir comment on perçoit telle ou telle substance. Un mot unique pour l’objet est donc plus approprié. C’est la pratique et l’usage que l’on devrait définir plus finement, ce que les anglophones font en rajoutant un mot derrière, par exemple : psychoactive drug, therapeutic drug, illicit drug, prescription drug, etc.

Bref, que l’on parle d’usage récréatif, thérapeutique, spirituel, etc, c’est parfaitement sensé puisqu’on parle d’un contexte précis à un moment donné. Mais figer la définition d’une drogue à l’usage qu’on lui aurait réservé initialement, c’est passer à côté de toute la compréhension nécessaire des usages liés à cette drogue, et c’est aussi occulter le fait que l’on vit dans un monde complexe et où de nombreuses drogues reviennent dans les pratiques médicales pour tout un tas de raisons.

Le wikipedia anglophone sur la question nous éclaire plus que la MILDECA ou le wikipedia francophone de “drogues” et vient s’ajouter à ce que nous partage David Nutt. Il permet aussi de rappeler la différence avec les produits commestibles à visée nutritionnelle

« Une drogue est une substance chimique qui, lorsqu’elle est consommée, provoque un changement dans la physiologie ou la psychologie d’un organisme. Les drogues se distinguent généralement des aliments et des substances qui fournissent un soutien nutritionnel. »

Wikipédia nous permet de voir plus en détail le terme de « psychotrope », qui est à mon sens un terme permettant plus de nuances sur la réalité de l’objet dont on parle ici.

« Un psychotrope est un produit ou une substance chimique qui agit principalement sur l’état du système nerveux central en y modifiant certains processus biochimiques et physiologiques cérébraux, sans préjuger de sa capacité à induire des phénomènes de dépendance, ni de son éventuelle toxicité. En altérant de la sorte les fonctions du cerveau, un psychotrope induit des modifications de la perception, des sensations, de l’humeur, de la conscience ou d’autres fonctions psychologiques et comportementales. »

Pour moi, cette définition correspond parfaitement à l’idée que je me fais d’une drogue. On ne part pas du principe que c’est bien ou mal, on considère la modification de notre perception et de notre état de conscience, et on précise bien que ça agit au niveau psychologique et comportemental.

La définition de la MILDECA n’est donc pas totalement à côté de la plaque puisqu’elle dit qu’une drogue est une substance psychotrope, mais elle manque cruellement de nuance et n’explique pas pourquoi il est uniquement question de drogues et pas de psychotrope.

Nous avons peut-être trouvé ici l’équivalent du mot « drug » en anglais. Le terme « psychotrope » permet de parler de l’objet, tandis que « drogue » ou « médicament » soulignent surtout l’usage, la légalité, l’opinion publique associée… On peut aussi entendre parler de « substances psychoactives », ou même de « stupéfiants ».

Conclusion.

Pour autant, et après avoir déroulé tout ce raisonnement, il me semble que quel que soit le terme employé, on cherche tous essentiellement à parler de la même chose. Seul le terme de « médicament » nécessite un peu plus de contexte pour savoir de quoi on parle vraiment.

Seulement, il est important de comprendre que lorsqu’on entend dire qu’un médicament comme le méthylphénidate ou encore la méthadone ne seraient pas des drogues, sous prétexte qu’ils sont encadrés par les autorités de santé et qu’ils sont prescrits par des médecins, et bien c’est assez faux et trompeur.

Il est même absurde d’opposer ces termes, notamment lorsqu’on sait que des personnes utilisent des psychotropes hors cadre médical mais dans une logique d’automédication. De la même manière que des médicaments peuvent être utilisés de manière récréative, comme le DXM ou la codéine.

Dans tous les cas, il n’y a pas de règle absolue à suivre pour parler des psychotropes, mais il n’est pas inintéressant de réfléchir à pourquoi on utilise un terme plutôt que l’autre, et quel impact cela peut avoir sur notre vision des psychotropes, surtout dans une société qui s’emploie à stigmatiser les drogues et les drogué.es.

Le terme de « drogue » sert d’épouvantail et d’argument politiques pour stigmatiser et réprimer une partie de la population. On entend aussi parler de « guerre contre la drogue« , qui justifie un grand nombre de mesures liberticides et de violences. Et quand on creuse, on voit vite qu’en fonction des drogues, des personnes qui les consomment, et de comment elles les consomment, il existe diverses réalités, différents niveaux de stigmatisation, et différentes réponses pénales et médiatiques.

Bref, nous savons maintenant un peu plus ce qui se cache derrière le terme de « drogue » et je vous invite à en parler autour de vous pour voir les nombreuses subtilités qui peuvent exister dans les différents points de vue.

Bibliographie

El-Seedi, H. R., De Smet, P. A., Beck, O., Possnert, G., & Bruhn, J. G. (2005). Prehistoric peyote use: alkaloid analysis and radiocarbon dating of archaeological specimens of Lophophora from Texas. Journal of ethnopharmacology, 101(1-3), 238-242.

Guerra-Doce, E. (2015). Psychoactive substances in prehistoric times: examining the archaeological evidence. Time and Mind, 8(1), 91-112.

Froese, T., Guzmán, G., & Guzmán-Dávalos, L. (2016). On the origin of the genus Psilocybe and its potential ritual use in ancient Africa and Europe. Economic Botany, 70, 103-114.

Samorini, G. (2019). The oldest archeological data evidencing the relationship of Homo sapiens with psychoactive plants: A worldwide overview. Journal of Psychedelic Studies, 3(2), 63-80.

| Rodríguez Arce, J. M., & Winkelman, M. J. (2021). Psychedelics, sociality, and human evolution. Frontiers in Psychology, 12, 729425.

| Sullivan, R. J., & Hagen, E. H. (2002). Psychotropic substance‐seeking: evolutionary pathology or adaptation?. Addiction, 97(4), 389-400.

Dorsen, C., Palamar, J., & Shedlin, M. G. (2019). Ceremonial ‘Plant Medicine’use and its relationship to recreational drug use: an exploratory study. Addiction research & theory, 27(2), 68-75.

| Guerra-Doce, E. (2015). The origins of inebriation: archaeological evidence of the consumption of fermented beverages and drugs in prehistoric Eurasia. Journal of Archaeological Method and Theory, 22, 751-782.

| Froese, T., Woodward, A., & Ikegami, T. (2014). Are altered states of consciousness detrimental, neutral or helpful for the origins of symbolic cognition? A response to Hodgson and Lewis-Williams. Adaptive Behavior, 22(1), 89-95.

Nutt, D. (2020). Drugs without the hot air: Making sense of legal and illegal drugs. Bloomsbury Publishing.

Et si on voyait maintenant pourquoi les gens consomment ?