Les conséquences du stigma.

De nombreuses personnes injectrices ont encore de grandes difficultés d’accès aux soins, alors qu’elles ont plus de risque d’être infectées par le VIH et les hépatites virales que les autres consommateurs. Elles ont aussi des risques de blessures suite à l’injection, des risques de surdoses plus grands… Bref, l’injection est loin d’être un long fleuve tranquille.

Pourtant, on pourrait se dire qu’il existe des programmes d’échanges de seringues, que l’on fournit du matériel et même que l’on forme les personnes à l’injection, au travers de l’AERLI et des salles de consommation. Il y a tout un corps social qui cherche activement à entrer en contact avec les personnes injectrices afin de leur apporter tout le soutien humain et matériel pour réduire au maximum tous les risques liés à l’injection.

Mais du coup, qu’est-ce qui bloque ?

Pour comprendre, une notion est essentielle : le stigma.

A l’origine, le terme stigma renvoie à une marque corporelle visible de tous afin de reconnaître le statut de la personne marquée. Celle-ci était alors apposée au fer chaud ou à l’aide d’une lame, souvent sur le visage. Aujourd’hui, il paraît inconcevable de mutiler ainsi les gens afin de savoir d’un coup d’œil si nous pouvons leur adresser la parole ou non, les héberger ou les aider. Pour autant, le stigma est toujours d’actualité. C’est la conséquence qui témoigne de l’exclusion morale d’une catégorie de la population, basée sur des stéréotypes le plus souvent fallacieux. Aujourd’hui, en France et dans la plupart des pays du monde, il existe des systèmes légaux visant à réprimer l’usage de drogues, ce qui en fait une des dernières grandes stigmatisations encore farouchement assumée par de nombreux gouvernements et de nombreuses populations à travers le monde.

En 1963, l’ouvrage d’Erwing Goffman sur le stigma est publié. Il nous y explique alors que tandis que l’étranger (celui qui n’est pas « comme nous ») se trouve devant nous, des éléments peuvent survenir de lui qui lui attribuent des traits le rendant différent des autres provenant de la même catégorie (par exemple un garçon de bonne famille qui se trouve être homosexuel, ce dernier trait supplante la bonne famille aux yeux de nombreuses personnes homophobes). Des éléments le différenciant et le rendant moins désirable socialement à nos yeux, qui le rendraient mauvais, dangereux, ou bien faible. Il devient dans nos esprits quelqu’un de contaminé et/ou de diminué. Un tel attribut incarne le stigma, d’autant plus lorsque ses effets discréditant sont très étendus et impactant, comme dans le cas du handicap (et encore plus du polyhandicap).

Nous construisons une théorie par rapport à chacun des stigmas que l’on utilise contre les stigmatisés, une idéologie qui explique leur infériorité et qui prouverait les dangers qu’ils représentent pour la société. Cela mène à une rationalisation d’une animosité basée sur les différences de l’autre, comme la classe sociale, la couleur de peau, l’orientation sexuelle, le bord politique, la consommation de certaines substances, la profession, etc. Des termes spécifiques sont utilisés, comme éclopé, débile, ou junkie comme discours quotidien en tant que métaphores et images, sans jamais donner de pensée au sens originel de ces mots.

Nous parlons de catégorie de personnes lorsque nous évoquons le stigma que certains portent. On évoque alors « les handicapés » ou « les toxicomanes », mais il est important de garder à l’esprit qu’ils ne sont pas une catégorie de personne formant un groupe à proprement parler. En effet, les homosexuels par exemple ne font pas tous partie de la communauté LGBT, et les consommateurs ne font pas tous partie de la Fédération Addiction ou de AIDES. En ce sens, une catégorie de personne n’agit donc pas nécessairement comme un groupe organisé et possédant une volonté commune.

Le stigma a de réelles conséquences, qui ne sont pas seulement visibles socialement au niveau de l’exclusion ou même culturellement au niveau des histoires que nous pouvons raconter aux enfants pour leur faire peur. Il existe de nombreuses conséquences physiques lorsque l’on subit quotidiennement le stigma. En effet, comme le montre une étude de 2013 Hatzenbuehler, M. L., Phelan, J. C., & Link, B. G. (2013). Stigma as a Fundamental Cause of Population Health Inequalities. American Journal of Public Health, 103(5), 813–821. doi:10.2105/ajph.2012.301069 , le stigma favorise de nombreux problèmes physiques et mentaux chez des millions de gens, perturbe la capacité à utiliser certaines ressources psychologiques permettant d’éviter une mauvaise santé, et alimente des mécanismes favorisant la reproduction d’inégalités de santé au sein des populations socialement désavantagées. Nous retrouvons là d’une certaine manière un déterminisme social qui prend racine dans un stigma mais qui continue tel un cercle vicieux impossible à briser. Cela s’inscrit dans la même lignée que les effets du stéréotype négatif Aronson, J., Burgess, D., Phelan, S. M., & Juarez, L. (2013). Unhealthy Interactions: The Role of Stereotype Threat in Health Disparities. American Journal of Public Health, 103(1), 50–56. doi: 10.2105/AJPH.2012.300828 .

Goffman le disait en 1963, le stigma est un phénomène fondamentalement social qui prend racine dans les relations en même temps qu’il est façonné par la structure de la société. C’est ce que certains appellent le pouvoir du stigma Link, B. G., & Phelan, J. (2014). Stigma power. Social Science & Medicine, 103, 24–32. doi:10.1016/j.socscimed.2013.07.035 . Quand certains ont un intérêt particulier à garder une population sous contrôle, le stigma est un outil efficace et puissant afin de parvenir à cette fin. Nous pouvons ajouter à cela que lorsque nous nous comparons à une catégorie de personnes stéréotypées négativement, nos capacités se voient « augmentées » Walton, G. M., & Cohen, G. L. (2003). Stereotype Lift. Journal of Experimental Social Psychology, 39(5), 456–467. doi:10.1016/s0022-1031(03)00019-2 . Il y a donc des avantages perçus, individuels et sociétaux, à tirer du désavantage d’une population, ce qui explique la tendance de certaines personnes à se servir des étrangers ou des consommateurs pour détourner le débat public de sujets plus importants et fondamentaux, comme l’évolution du climat et la gestion des ressources communes. Cela explique aussi certaines difficultés pour des personnes à remettre en question la chance (et les privilèges) qu’ils ont par rapport à d’autres.

Le stigma agit donc en associant une catégorie de personnes avec un concept repoussant et moralement condamnable, même lorsqu’il n’existe aucune raison de penser que l’association est justifiée.

“Nos résultats indiquent que les personnes souffrant de toxicomanie et de maladie mentale font l’objet d’une stigmatisation manifeste ou subtile dans les établissements dentaires, tout comme dans d’autres établissements de soins de santé et d’autres groupes (par exemple, les personnes séropositives, les obèses, les prisonniers et les prostituées). Par exemple, à l’instar de ce qu’ont constaté Puhl et Heuer en interrogeant des personnes obèses et Brondani et ses collègues en travaillant avec des patients séropositifs, nos participants ont déclaré qu’on leur reprochait souvent leur mauvais état de santé et leurs problèmes de santé bucco-dentaire. Bien qu’il soit courant pour les professionnels dentaires de critiquer leurs patients pour leur mauvaise hygiène bucco-dentaire et les maladies dentaires qui en découlent, Chandu (2011) a souligné que les patients peuvent percevoir ces critiques comme un manque d’empathie et de compréhension. Les professionnels de la santé devraient prendre en compte la situation de vie du patient et les facteurs environnementaux tels que le faible niveau de connaissances ou l’incapacité à accéder à des ressources adéquates sans les stéréotyper. Comme le conseillent Bedos et Loignon (2011), une approche paternaliste manque d’efficacité et est en contradiction directe avec l’approche plus humaniste des soins centrés sur le patient.”

Source : Brondani, M. A., Alan, R., & Donnelly, L. (2017). Stigma of addiction and mental illness in healthcare: The case of patients’ experiences in dental settings. PloS one, 12(5), e0177388.

Le stigma vécu par les personnes injectrices, dans le cadre médical, les poussent le plus souvent à adopter des stratégies qui les protègent psychologiquement (ne plus être confronté aux regards accusateurs, aux jugements, aux remarques hostiles de la part du personnel médical) mais qui les dessert sur le plan de la santé Biancarelli, D. L., Biello, K. B., Childs, E., Drainoni, M., Salhaney, P., Edeza, A., … & Bazzi, A. R. (2019). Strategies used by people who inject drugs to avoid stigma in healthcare settings. Drug and alcohol dependence, 198, 80-86. DOI: 10.1016/j.drugalcdep.2019.01.037 .

“En fin de compte, la plupart des fois où j’ai besoin de soins médicaux, je les reporte à plus tard, parce que je ne veux pas être confrontée à la gêne qu’ils me font ressentir, et ce n’est pas juste. Ce n’est pas juste.

D’autres choisissent de cacher leur consommation quand c’est possible, et de ne jamais mentionner l’injection. Une autre stratégie encore consiste dans le fait de prétendre avoir moins mal, avoir besoin de moins de soin, pour diminuer l’impression d’urgence et la gravité de la situation. Toutes ces stratégies permettent de comprendre que la dimension psychologique et le besoin de bienveillance sont incontournables dans la prise en charge médicale des personnes qui consomment – en fait dans n’importe quel contexte médical. Lorsque l’on travaille dans le domaine sanitaire et que notre objectif est d’aider, de soigner, il est primordial d’adopter une posture d’écoute non-jugeante.

La discrimination et le stigma augmentent le risque de surdose Latkin, C. A., Gicquelais, R. E., Clyde, C., Dayton, L., Davey-Rothwell, M., German, D., … & Tobin, K. (2019). Stigma and drug use settings as correlates of self-reported, non-fatal overdose among people who use drugs in Baltimore, Maryland. International Journal of Drug Policy, 68, 86-92. DOI: 10.1016/j.drugpo.2019.03.012 et d’infection au VIH Surratt, H. L., Otachi, J. K., McLouth, C. J., & Vundi, N. (2021). Healthcare stigma and HIV risk among rural people who inject drugs. Drug and Alcohol Dependence, 226, 108878. DOI: 10.1016/j.drugalcdep.2021.108878 , et il existe des moyens de combattre ça.

Bibliographie

Hatzenbuehler, M. L., Phelan, J. C., & Link, B. G. (2013). Stigma as a Fundamental Cause of Population Health Inequalities. American Journal of Public Health, 103(5), 813–821. doi:10.2105/ajph.2012.301069

Aronson, J., Burgess, D., Phelan, S. M., & Juarez, L. (2013). Unhealthy Interactions: The Role of Stereotype Threat in Health Disparities. American Journal of Public Health, 103(1), 50–56. doi:10.2105/ajph.2012.300828

Link, B. G., & Phelan, J. (2014). Stigma power. Social Science & Medicine, 103, 24–32. doi:10.1016/j.socscimed.2013.07.035

Walton, G. M., & Cohen, G. L. (2003). Stereotype Lift. Journal of Experimental Social Psychology, 39(5), 456–467. doi:10.1016/s0022-1031(03)00019-2 

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