En 2010 deux études ont été réalisées pour établir un classement des drogues en fonction de leur dangerosité. Elles font directement suite aux travaux de David Nutt en 2007.
Les années et la prise en compte des critiques (ainsi que le renvoi de David Nutt à la suite de son article sur l’equasy) a permis la publication d’un nouveau papier, en 2010, pour affiner le classement des dommages relatifs aux différentes drogues les plus consommées au Royaume-Uni. Nutt, D. J., King, L. A., & Phillips, L. D. (2010). Drug harms in the UK: a multicriteria decision analysis. The Lancet, 376(9752), 1558–1565. doi:10.1016/s0140-6736(10)61462-6
Nous pouvons voir que le papier de 2010 donne une impression différente, autant sur la comparaison que l’on peut faire entre chacune des drogues que la position de quelques-unes qui a beaucoup évolué (le LSD et l’ecstasy étant descendues dans le classement, et le LSD étant finalement considéré comme moins dangereux que l’ecstasy, de peu). L’alcool passe en tête, et de loin, et l’on voit désormais dans le classement une distinction claire entre les dégâts envers soi-même et les dégâts envers la société.
Les critères ont été affinés (on passe de 9 critères en 2007 à 16 en 2010), ce qui permet d’avoir un regard plus fin et précis sur chaque drogue et ses conséquences.
Le poids de chacun des critères a été évalué différemment puisqu’il reste nécessaire, dans une optique de politique publique, de prendre en compte une part de subjectivité par rapport aux faits objectifs. Nous ne sommes pas tous sensibles de la même manière à toutes les conséquences, et simplement calculer le coût économique paraît quelque peu froid et inhumain.
C’est là tout l’intérêt d’une analyse décisionnelle multi-critère : prendre en compte les faits sans oublier les points de vue par rapport à ces faits. Tout ceci en restant cohérent quant aux conséquences logiques suivant les scores que l’on attribue aux divers critères.
Cette décomposition en critère permet énormément de choses, notamment savoir où il serait le plus urgent d’agir du point de vue de la santé publique par rapport à chaque drogue. Ainsi on constate que la criminalité associée à l’usage d’héroïne est plus un problème que les blessures associées à son usage, et cela donne des pistes de prévention et d’intervention. C’est un outil très pratique.
De plus, les chercheurs ont comparé ces résultats avec ceux d’une étude de 2004 sur la toxicité de différentes drogues, et la corrélation est suffisamment grande (0.66) pour considérer que le classement que l’on a sous les yeux est pertinent. Encore une fois, le classement diffère grandement avec la classification légale au Royaume-Uni.
Quelques mois avant cette étude plus détaillée que celle de 2007, un papier venant des Pays-Bas Van Amsterdam, J., Opperhuizen, A., Koeter, M., & Van den Brink, W. (2010). Ranking the harm of alcohol, tobacco and illicit drugs for the individual and the population. European addiction research, 16(4), 202-207. doi: 10.1159/000317249 a été publié avec la méthodologie plus simple que l’on a vu en premier.
"Bien qu’aucune de ces drogues ne puisse être considérée comme totalement sûre, le public (et certains hommes politiques) semble s’inquiéter de manière disproportionnée du risque lié aux drogues illégales par rapport à celui lié aux drogues légales. Le statut légal de l’alcool et du tabac est le résultat de décisions et de politiques prises dans le passé, et n’est pas fondé sur la science, c’est-à-dire sur un profil pharmaco-toxicologique, comme des effets secondaires limités ou faibles. Pour des raisons principalement économiques, le tabac et l’alcool conserveront probablement leur statut légal à l’avenir. Compte tenu du niveau élevé de nocivité du tabac, qui va des dommages physiques graves (cancer du poumon et risque cardiovasculaire, par exemple) au fort pouvoir de dépendance et au préjudice social représenté par la toxicité et la gêne de la fumée secondaire, cette drogue ne peut plus être considérée comme un produit sûr. De même, l’alcool est associé à un grand nombre de maladies (cirrhose du foie et cancer, maladies cardiovasculaires), crée clairement une dépendance et a une pléthore d’effets secondaires sociaux, tels que l’agressivité, la conduite automobile avec facultés affaiblies et les congés de maladie. En tant que tel, l’alcool n’est pas une drogue sûre et représente une charge sociale et financière importante pour la société. On peut donc conclure que, d’un point de vue scientifique, le tabac et l’alcool sont classés à tort comme des drogues légales (non nocives). En outre, le classement actuel des drogues illégales n’est pas conforme à la classification légale néerlandaise (et internationale) des drogues. Il semble donc que la classification légale actuelle doive être révisée, en particulier en ce qui concerne le LSD et l’ecstasy, qui figurent désormais sur la liste I de la loi néerlandaise sur l'opium (cf. annexe I), qui contient des drogues présentant un risque élevé inacceptable.
Les résultats de ce classement devraient être utilisés pour une classification légale rationnelle des drogues et des mesures politiques de contrôle des drogues. L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies (OEDT) devrait prendre l’initiative d’effectuer un classement scientifique similaire dans tous les États membres de l’Union européenne afin de faciliter la révision de leur classification légale actuelle des drogues qui, comme l’ont déjà reconnu Nutt et al, est largement arbitraire d’un point de vue scientifique."Van Amsterdam, J., Opperhuizen, A., Koeter, M., & Van den Brink, W. (2010). Ranking the harm of alcohol, tobacco and illicit drugs for the individual and the population. European addiction research, 16(4), 202-207.
Je n’ai pas besoin de commenter ce classement plus que ça, vous savez ce qu’il faut savoir pour le comprendre, et je vous laisse creuser la législation néerlandaise sur les drogues si le cœur vous en dit. On peut se convaincre que cette étude ne vient pas de lobbyistes intéressés dans la mesure où elle a été financée par le Ministère de la Santé, du Bien-être et du Sport néerlandais.
Il est important toutefois de mettre en avant les propos de David Nutt sur les limites du modèle MCDA qu’il a proposé :
"Aucun modèle n’est parfait, et il y a eu certaines limites dans l’approche que nous avons choisie.
D’abord, nous avons mesuré uniquement les dommages causés par les drogues, quand en fait elles ont aussi des bénéfices (au moins initialement, autrement personne ne voudrait les consommer). Mesurer les bénéfices est déjà une partie établie de l’argument pour garder l’alcool et le tabac légal, puisque les emplois qu’ils permettent et les taxes qu’on en tire permet de compenser leur coût du moins en partie. Un modèle plus nuancé pourrait essayer de penser aux coûts comme aux bénéfices, et théoriquement cela serait très facile avec le MCDA, bien que cela puisse être politiquement compliqué.
Deuxièmement, une grande partie des dommages causés par les drogues vient de leur disponibilité et de leur statut légal, donc idéalement un modèle devrait être capable de distinguer entre les dommages directement liés à la drogue, et les dommages liés au contrôle légal d’une drogue. Une large partie du risque d’overdose pour les consommateurs d’héroïne, par exemple, est relié au fait qu’ils ne peuvent avoir accès à un produit pur et régulier. (D’un autre côté, la disponibilité grandissante de l’alcool a certainement contribué à une augmentation importante de ses dommages depuis 50 ans. Je ne suggère pas que l’héroïne devrait être disponible sur les étagères des supermarchés !)
Troisièmement, la plupart des consommateurs sont des poly-consommateurs, et notre étude a considéré seulement l’impact de substances en elles-mêmes. Certaines drogues sont plus dangereuses en mélange – par exemple, alcool et GHB, ou alcool et héroïne – et nous avons besoin de plus de recherche sur la manière dont elles interagissent.
Enfin, les consommateurs sont loin d’être un groupe homogène : il y des schémas très différents d’usage qui peuvent avoir des profils très différents de dommages. Un modèle futur pourrait être capable de distinguer entre les différents moyens de consommation, entre les usages sous prescription et sans prescription, entre personnes addicts et non-addicts."Nutt, D. (2020). Drugs without the hot air: Making sense of legal and illegal drugs. Bloomsbury Publishing. p. 52-53
Il est donc important de reconnaître qu’on ne dispose pas d’une méthode parfaite pour retranscrire la réalité. Pour autant, il est tout aussi important de reconnaître que l’on a su développer un modèle efficace pour avoir une idée utile de l’impact des drogues sur les individus et la société. Mais ces études ont-elles permis d’avancer sur la question des drogues et des risques associés ?
Nutt, D. J., King, L. A., & Phillips, L. D. (2010). Drug harms in the UK: a multicriteria decision analysis. The Lancet, 376(9752), 1558–1565. doi:10.1016/s0140-6736(10)61462-6
Van Amsterdam, J., Opperhuizen, A., Koeter, M., & Van den Brink, W. (2010). Ranking the harm of alcohol, tobacco and illicit drugs for the individual and the population. European addiction research, 16(4), 202-207.