En France, notre politique vis-à-vis des drogues paraît paradoxale à bien des égards. Il est interdit de consommer la plupart des produits psychoactifs qui existent, mais deux salles de consommation existent, à Paris et à Strasbourg, où des personnes peuvent consommer par voie intraveineuse Jauffret-Roustide, M., Pedrono, G., & Beltzer, N. (2013). Supervised consumption rooms: the French Paradox. International Journal of Drug Policy, 24(6), 628-630. https://doi.org/10.1016/j.drugpo.2013.05.008 de manière parfaitement légale, même s’il s’agit de drogues illégales.
Lorsque des drogues sont légales, comme le méthylphénidate ou la kétamine, on peut entendre parler d’usage illicite ou de “mésusage” , c’est-à-dire en dehors de tout cadre thérapeutique. L’alcool et le tabac sont autorisés, mais causent de grands dégâts à la société, tandis que le LSD et la MDMA sont formellement interdits alors qu’ils présentent un profil de toxicité beaucoup plus sûr si on les compare aux drogues légales – certains psychédéliques sont utilisés dans un cadre thérapeutique dans d’autres pays avec une efficacité prouvée Luoma, J. B., Chwyl, C., Bathje, G. J., Davis, A. K., & Lancelotta, R. (2020). A meta-analysis of placebo-controlled trials of
psychedelic-assisted therapy. Journal of Psychoactive Drugs, 52(4), 289-299. doi: 10.1080/02791072.2020.1769878 .
De nombreuses logiques complètement contradictoires co-existent depuis un long moment. La pratique de l’injection est un sujet intéressant, qui cristallise de nombreuses discussions à propos des drogues, même au sein des communautés de consommateurs. Une lourde image pèse sur les personnes qui injectent, qui ne vient pas uniquement du grand public ou des médias.
Une sorte de hiérarchie morale peut exister chez les consommateurs en fonction de la méthode choisie : le sniff paraît souvent moins sale que l’injection, le gobage moins sale que le sniff…
Les drogues en elles-mêmes n’y échappent pas, la cocaïne peut être très mal perçue et associée à un type de personnes, et on pourrait avoir comme préjugé qu’une personne qui consomme de l’héroïne est forcément une personne à la rue, sans avenir et sans rien à transmettre d’intéressant à la société.
De nombreuses études nous permettent d’objectiver tout ça, ce qui est nécessaire notamment lorsque l’on est directement concerné et que l’on vit dans un certain contexte quotidien. Prendre du recul permet surtout d’adopter une vision plus globale et plus juste d’un phénomène, et le phénomène de l’injection concerne finalement des personnes aux profils assez différents. Certaines d’entre vous auront entendu parler de slam, d’autres auront l’image stéréotypée de l’héroïnomane vivant dans un squat, d’autres peut-être ont des exemples encore très différents et pas encore rigoureusement étudiés (comme les body-builders injecteurs de stéroïdes anabolisant).
Je vous propose cet article à la fois pour éclaircir le sujet de l’injection, à la fois afin d’apporter des éléments de compréhension sur ce qui fonctionne dès qu’il s’agit de prévention et de réduction des risques. Mais aussi parce que c’est un sujet très tabou, et que parler des choses qui fâchent aide à avancer.
En délivrant la drogue directement dans la circulation sanguine, l’injection intraveineuse contourne le métabolisme de premier passage et permet de délivrer le produit dans le cerveau plus rapidement. Par conséquent, l’injection d’une drogue produit des effets accélérés et plus intenses, ce qui a aussi tendance à accentuer le risque de dépendance Allain, F., Minogianis, E. A., Roberts, D. C., & Samaha, A. N. (2015). How fast and how often: The pharmacokinetics of drug use are decisive in addiction. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 56, 166-179. https://doi.org/10.1016/j.neubiorev.2015.06.012 . En France en 2018, le nombre de personnes injectrices de drogues était estimé à un chiffre avoisinant les 100 000 personnes Janssen, E. (2018). Estimating the number of people who inject drugs: a proposal to provide figures nationwide and its application to France. Journal of Public Health, 40(2), e180-e188. https://doi.org/10.1093/pubmed/fdx059 .
Si l’on compare cette estimation à celle plus générale du nombre de consommateurs – soyons souples et éliminons les drogues banales comme l’alcool, le tabac et le cannabis – il y aurait dans les 2.1 millions d’expérimentateurs de la cocaïne, 1.9 millions pour la MDMA, 500 000 pour l’héroïne et énormément de benzodiazépines prescrites ainsi que des traitements de substitution aux opiacés. L’injection représente donc une pratique très peu courante dans la population des consommateurs, loin derrière le sniff et le gobage.
“Le ratio hommes/femmes correspond à celui observé dans les centres de traitement en Europe, variant de 4 pour 1 à 3 pour 1. L’étude suggère également qu’un UDI sur trois était enregistré dans les centres de traitement en 2014. Ce faible taux de couverture illustre la difficulté pour les centres de traitement de suivre une population en constante évolution et difficile à atteindre. Si ce taux de couverture est légèrement supérieur à ceux estimés dans des études antérieures, son niveau plutôt modeste n’en demeure pas moins un sujet de préoccupation de santé publique. Cette question est particulièrement sensible en ce qui concerne les femmes UDI, dont on a constaté qu’elles avaient davantage de comportements à risque que les hommes, qu’elles passaient plus rapidement à l’addiction, qu’elles étaient plus exposées aux problèmes liés à l’injection et qu’elles avaient moins de chances d’avoir accès à des centres de traitement et de réduction des risques. […]
[…] Par exemple, les femmes UDI en France étaient moins susceptibles de nettoyer les aiguilles usagées et plus enclines à partager les aiguilles et les seringues que les hommes, une tendance qui a été confirmée récemment par des études de terrain. Par rapport aux UDI d’âge moyen, la proportion de jeunes de 15 à 29 ans ayant consommé de l’alcool au cours du dernier mois est plus faible. L’injection actuelle chez les jeunes adultes n’est pas aussi courante que chez les consommateurs de drogue plus âgés et plus expérimentés, et n’est certainement pas leur voie d’administration exclusive. Ce résultat est cohérent avec les conclusions précédentes sur les trajectoires des UDI, à savoir un début à un âge précoce suivi d’une augmentation régulière au fil du temps, avec un recours plus fréquent à l’injection par voie intraveineuse à un stade ultérieur.”
Source : Janssen, E. (2018). Estimating the number of people who inject drugs: a proposal to provide figures nationwide and its application to France. Journal of Public Health, 40(2), e180-e188.
L’ estimation au niveau mondial Degenhardt, L., Webb, P., Colledge-Frisby, S., Ireland, J., Wheeler, A., Ottaviano, S., … & Grebely, J. (2023). Epidemiology of injecting drug use, prevalence of injecting-related harm, and exposure to behavioural and environmental risks among people who inject drugs: a systematic review. The Lancet Global Health. doi:https://doi.org/10.1016/S2214-109X(23)00057-8 se situe aux alentours de 14.8 millions de personnes injectrices en 2023. Les personnes injectrices sont souvent confrontées à des risques et à des conséquences négatives multiples à plusieurs niveaux. La transmission de virus (VIH, hépatites B et C) par le biais du partage de matériel d’injection dans le cadre de la consommation de drogues injectables est l’une des principales causes de morbidité et de mortalité chez les injecteurs.
Bien que les virus transmis par le sang soient des problèmes de santé cruciaux, il faut aussi tenir compte d’autres dommages potentiels auxquels sont confrontées les personnes qui s’injectent des drogues, notamment les surdoses, d’autres maladies liées à l’injection telles que l’endocardite, et d’autres problèmes de santé physique et mentale liés à l’injection et/ou à la drogue injectée. Ces risques sont plus élevés chez les personnes qui s’injectent des drogues que chez celles qui ne le font pas.
L’arrivée de l’infection par le VIH et du sida a entraîné des changements considérables dans l’utilisation des méthodes qualitatives dans la recherche sur les drogues. Cette évolution remonte au milieu des années 1980, avec la découverte que l’infection par le VIH se propageait de manière épidémique parmi les injecteurs par le biais de l’utilisation partagée de matériel d’injection et de rapports sexuels non protégés. En Europe, il a été constaté que c’était particulièrement le cas en Allemagne occidentale, en Espagne, en France, en Italie et au Portugal.
Incidence d’infection au VIH liée à la consommation de drogue. Taux par million d’habitants.
Nombre recensé de morts après consommation de drogue.
Les années 80 marquent donc le début de l’épidémie de sida et une mortalité importante parmi les consommateurs et consommatrices de drogues, dans un contexte où la loi de 1970 réprime durement l’usage de drogues et les personnes qui consomment. Aujourd’hui encore, en France, l’approche est surtout répressive et stigmatisante, au lieu d’être sanitaire et humaniste. De nombreux groupes associatifs militent activement pour que cela change, et d’une certaine manière le changement vient, mais assez lentement pendant que des personnes meurent encore à cause du manque d’accès aux soins, aux droits et au logement.
Une étude française publiée Janssen, E., Shah, J., Néfau, T., & Cadet-Taïrou, A. (2019). Age of initiation and patterns of use among people who inject drugs welcomed in harm reduction facilities in France from 2006 to 2015. Journal of psychoactive drugs, 51(3), 260-271. DOI: 10.1080/02791072.2019.1567960 en 2019 nous permet d’avoir une idée plus objective que celle véhiculée par les médias ou que les rumeurs pour faire peur aux enfants. Déjà, il semblerait que l’âge auquel survient la première injection recule avec le temps (âge moyen de 20.7 ans en 2006 contre 22.3 en 2015). De plus, si l’injection a longtemps été associée à la consommation d’héroïne, cela semble être de moins en moins le cas en France, où des données récentes suggèrent que l’injection d’héroïne est devenue moins populaire, étant donné la possibilité d’administrer la drogue par d’autres voies, telles que l’inhalation (chasser le dragon) ou le sniff.
Il est avéré aujourd’hui qu’il n’existe pas qu’un profil type de personne injectrice, et que l’injection démarre souvent lorsque des pairs nous initient. Le fait de commencer jeune à s’injecter diminue l’espérance de vie et augmente le risque d’infections à cause du partage du matériel. En France en 2015, il apparaissait qu’un quart des personnes injectrices avaient commencé à injecter avant l’âge de 18 ans. Ces personnes ayant commencé à injecter tôt dans la vie avaient de moins bonnes conditions de vie que les personnes ayant commencé plus tard. Les produits les plus consommés en injection sont les opioïdes (héroïne, traitements de substitution aux opiacés) et les stimulants (cocaïne, cathinones).
“l’injection de drogues ne peut être réduite à un simple corollaire de la consommation d’héroïne, souvent fumée ou sniffée de nos jours. Des rapports récents émanant de centres de réduction des risques suggèrent que l’injection de buprénorphine est une pratique courante parmi les clients des traitements de substitution aux opiacés, perpétuant ainsi une tendance déjà observée. L’injection intraveineuse est fréquemment mentionnée par les fêtards qui fréquentent les lieux de loisirs et les grandes soirées dansantes, et elle est de plus en plus souvent signalée comme une voie d’administration parmi les consommateurs de stimulants les plus démunis (cocaïne, amphétamines, y compris le méthylphénidate (Ritaline®), MDMA). En d’autres termes, les personnes qui s’injectent des drogues aujourd’hui sont révélatrices d’une population plus diversifiée et changeante qu’elle ne l’était autrefois, avec une augmentation relative des femmes UDI. Ces éléments plaident en faveur d’une extension du champ d’application des politiques de prévention vers une perspective progressivement plus inclusive de ce qui définit l’injection de drogues.“
Janssen, E. (2018). Estimating the number of people who inject drugs: a proposal to provide figures nationwide and its application to France. Journal of Public Health, 40(2), e180-e188.
La pratique de l’injection serait 3 à 4 fois plus présente chez les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (HSH) que dans la population des consommateurs Trouiller, P., Velter, A., Saboni, L., Sommen, C., Sauvage, C., Vaux, S., … & Jauffret-Roustide, M. (2020). Injecting drug use during sex (known as “slamming”) among men who have sex with men: results from a time-location sampling survey conducted in five cities, France. International Journal of Drug Policy, 79, 102703. DOI: 10.1016/j.drugpo.2020.102703 . Dans le contexte du chemsex, on parle de slam. Les motifs évoqués pour pratiquer le slam sont en partie similaires à ceux évoqués pour pratiquer le chemsex sans injection : lever les inhibitions, intensifier l’expérience de la sexualité, améliorer l’endurance sexuelle.
L’injection permet de ressentir des effets plus rapides et plus intenses et d’adopter des comportements sexuels qui ne l’auraient pas été autrement. Par ailleurs, l’injection est motivée par des rapports sexuels en groupe (où les substances commencent à faire effet en même temps pour tout le monde) ou des rapports plus intimes (deux personnes recherchant une “relation symbiotique” ou une “fusion amoureuse”).
Dans une étude française de 2022 Roux, P., Donadille, C., Girard, G., Spire, B., Protière, C., & Velter, A. (2022). Impact of COVID-19 pandemic on men who have sex with men that practice Chemsex in France: results from the National eras web survey. American Journal of Men’s Health, 16(1), 15579883211073225. doi: 10.1177/15579883211073225 , les chemsexeurs étaient plus âgés et moins susceptibles d’être étudiants que les autres HSH. Ces résultats corroborent d’autres études indiquant que la pratique du chemsex est plus fréquente chez les HSH plus âgés. En outre, conformément à d’autres études, il a été constaté que les participants qui vivaient dans des zones urbaines avec de grandes villes, ceux qui utilisaient des lieux de rencontre gay pour le sexe et utilisaient des applications plus fréquemment, ceux qui rapportaient des soirées sexuelles plus fréquemment, et ceux qui ne vivaient pas en couple, étaient tous plus susceptibles d’être des chemsexeurs. En ce qui concerne la sérologie du VIH, les chemsexeurs étaient également plus susceptibles de se déclarer séropositifs que les non-chemsexeurs.
Les drogues injectées peuvent avoir un lien particulier avec la situation sociale, par exemple la méthadone et la buprénorphine en 2002 en France Guichard, A., Lert, F., Calderon, C., Gaigi, H., Maguet, O., Soletti, J., … & Zunzunegui, M. V. (2003). Illicit drug use and injection practices among drug users on methadone and buprenorphine maintenance treatment in France. Addiction, 98(11), 1585-1597. DOI: 10.1046/j.1360-0443.2003.00500.x . Le nombre d’injecteurs était toujours plus élevé chez les utilisateurs de buprénorphine, et ce nombre augmentait lorsque la situation du logement de l’utilisateur était instable, alors que chez les utilisateurs de méthadone, l’injection n’était pas liée au logement.
Le fait de vivre à la rue est un facteur favorisant l’injection Topp, L., Iversen, J., Baldry, E., Maher, L., & Collaboration of Australian NSPs. (2013). Housing instability among people who inject drugs: results from the Australian needle and syringe program survey. Journal of Urban Health, 90, 699-716. DOI: 10.1007/s11524-012-9730-6 , ce qui s’ajoute aux autres risques liés à ce mode de vie : santé générale dégradée, violences, santé mentale mise à mal, plus de consommations de produits. Il est aujourd’hui très difficile de savoir laquelle de ces difficultés arriverait en premier, mais le constat est que ces difficultés co-existent Richards, J., & Kuhn, R. (2023). Unsheltered homelessness and health: a literature review. AJPM focus, 2(1), 100043. https://doi.org/10.1016/j.focus.2022.100043 chez un grand nombre de personnes à la rue.
Jauffret-Roustide, M., Pedrono, G., & Beltzer, N. (2013). Supervised consumption rooms: the French Paradox. International Journal of Drug Policy, 24(6), 628-630.
Luoma, J. B., Chwyl, C., Bathje, G. J., Davis, A. K., & Lancelotta, R. (2020). A meta-analysis of placebo-controlled trials of psychedelic-assisted therapy. Journal of Psychoactive Drugs, 52(4), 289-299.
Allain, F., Minogianis, E. A., Roberts, D. C., & Samaha, A. N. (2015). How fast and how often: The pharmacokinetics of drug use are decisive in addiction. Neuroscience & Biobehavioral Reviews, 56, 166-179.
Janssen, E. (2018). Estimating the number of people who inject drugs: a proposal to provide figures nationwide and its application to France. Journal of Public Health, 40(2), e180-e188.
Degenhardt, L., Webb, P., Colledge-Frisby, S., Ireland, J., Wheeler, A., Ottaviano, S., … & Grebely, J. (2023). Epidemiology of injecting drug use, prevalence of injecting-related harm, and exposure to behavioural and environmental risks among people who inject drugs: a systematic review. The Lancet Global Health.
Janssen, E., Shah, J., Néfau, T., & Cadet-Taïrou, A. (2019). Age of initiation and patterns of use among people who inject drugs welcomed in harm reduction facilities in France from 2006 to 2015. Journal of psychoactive drugs, 51(3), 260-271.
Trouiller, P., Velter, A., Saboni, L., Sommen, C., Sauvage, C., Vaux, S., … & Jauffret-Roustide, M. (2020). Injecting drug use during sex (known as “slamming”) among men who have sex with men: results from a time-location sampling survey conducted in five cities, France. International Journal of Drug Policy, 79, 102703.
Roux, P., Donadille, C., Girard, G., Spire, B., Protière, C., & Velter, A. (2022). Impact of COVID-19 pandemic on men who have sex with men that practice Chemsex in France: results from the National eras web survey. American Journal of Men’s Health, 16(1), 15579883211073225.
Guichard, A., Lert, F., Calderon, C., Gaigi, H., Maguet, O., Soletti, J., … & Zunzunegui, M. V. (2003). Illicit drug use and injection practices among drug users on methadone and buprenorphine maintenance treatment in France. Addiction, 98(11), 1585-1597.
Topp, L., Iversen, J., Baldry, E., Maher, L., & Collaboration of Australian NSPs. (2013). Housing instability among people who inject drugs: results from the Australian needle and syringe program survey. Journal of Urban Health, 90, 699-716.
Richards, J., & Kuhn, R. (2023). Unsheltered homelessness and health: a literature review. AJPM focus, 2(1), 100043.